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LES DEUX HEROINES DE SALANG (Thalang)
L’histoire des deux héroïnes de Salang est intimement liée à l’histoire de Phuket. En effet, la raison pour laquelle Phuket se définit comme une île touristique repose sur la gloire de deux sœurs qui réussirent à repousser une invasion birmane au 18e siècle. La statue de bronze des deux sœurs coulée par l’Académie nationale des Beaux-Arts à Bangkok et réassemblée sur le rond-point près de Salang en 1966 est peut-être le monument le plus photographié de Phuket.
Je me contenterai ici d’un bref rappel des faits, basé sur les informations fournies par la «Thao Thepkrasattri-Thao Srisunthorn Foundation » selon des sources annexes. Les protagonistes en sont Nang Jun et Nang Muk. Leur père était le gouverneur de Salang, nommé par Ayyutthaya et leur mère était Masia, une princesse ou une aristocrate de Kedah. Nang Jun devint la femme de Phraya Salang, le chef du district de Salang.
En 1785, les Birmans envoyèrent des troupes envahir la côte ouest du sud de la Thaïlande, Phuket compris.
Nang Jun, la veuve de Phraya Salang, leva avec Nang Muk et Nai Tongpoon une armée de défense. Avec l’idée d’impressionner l’ennemi, Nang Jun demanda à 500 femmes de s’habiller comme des hommes et de parader sous différents uniformes, afin de tromper les Birmans sur la supériorité de leurs effectifs. Elles portaient également des feuilles de noix de coco fumées ressemblant de loin à des fusils. Elles harcelèrent les soldats birmans qui étaient en reconnaissance ou qui recueillaient de la nourriture. Après un long siège, l’armée birmane finit par battre en retraite et Phuket fut sauvée.
À la fin de la guerre de 1786, le roi Rama 1er honora Nang Jun et Nang Muk du titre de « Thao Thepkasattri » et « Thao Srisunthorn » et nomma Nai Tongpoon comme nouveau « Phraya Thalang ». Cet épisode ne fut chroniqué que 35 ans plus tard durant le règne du roi Rama III (1824-1851).
On a vu ces trente dernières années un regain de popularité pour les deux héroïnes au niveau national.
En 1985, le gouverneur de Phuket, Ouan Surakul, se rendit au Royaume-Uni et en rapporta deux lettres écrites par NangJun et adressées à Francis Light. Le musée Thalang met en avant cet aspect de la légende à travers sa section anglo-thaï. En 1992, la « Thao Thepkasattri and Thao Srisunthorn Foundation » a été créée grâce aux fonds venus de la princesse Sirindhorn. Elle organise ainsi une cérémonie annuelle en hommage aux deux sœurs le 12 mars et dépose une couronne au pied du monument officiel le 13 mars, désignée comme le « Jour de la victoire de Salang ».
Il existe aussi une version assise des statues des héroïnes au sein du « Wat Muang Komaraphat », récemment rénovée près de Bandon. On peut voir de temps en temps quelqu’un qui aura vu ses vœux adressés aux héroïnes se réaliser, payer une gitane des mers pour effectuer une danse « ronggeng » devant le monument officiel sur le rond-point. Tandis que les bouddhistes de Siam reconnaissent le mérite des héroïnes, les bouddhistes chinois leur font des offrandes tout en s’abstenant respectueusement de présenter du porc. Le fait que les deux sœurs soient vénérées dans un temple bouddhiste qui accepte également des pratiques chinoises pourraient faire croire qu’elles étaient elles-mêmes bouddhistes. Mais le fait qu’on ne leur serve pas de porc donne un indice clair de leur obédience, même s’il n’est pas complètement admis par les bouddhistes.
Prasit Chinarkan, la principale autorité de Phuket, déclare à propos des héroïnes de Salang : « Nous ne sommes pas sûrs de leur religion, elles peuvent avoir été musulmanes, bouddhistes ou chrétiennes. » Comme beaucoup de choses en Thaïlande, le mystère reste entier sur l’éventuelle identité musulmane des deux sœurs, car cela dénaturerait l’image idéale et fédératrice de la suprématie bouddhiste. Certains, au sein de la minorité musulmane de Phuket, politiquement et économiquement la plus faible des trois groupes, revendiquent cette appartenance religieuse. Ils estiment que les prénoms musulmans des sœurs, Fatimah et Halimah, ont été gardés secret (Malais : « dirahsiahkan »). Une autre allégation voudrait que les deux sœurs aient été « bouddhaïsées » (Malais : « diBuddhakan »).
Quelques membres du Conseil religieux islamique de Phuket nous ont conduits jusqu’à un modeste cimetière dans un verger de Rambuttan, invisible depuis la route principale, qu’ils tiennent pour avoir été le lieu du « vieux sureau » (temple). Une petite urne d’encens a été placée entre les deux tombes principales. Apparemment, la sœur aînée a eu comme volonté dans son testament (« wasiatkan ») qu’elles soient inhumées en face du « sureau ».
Que représentent les deux héroïnes dans Phuket aujourd’hui ?
C’est l’exemple du courage et de l’ingénuité avec lequel les Thalang ont su, malgré leur manque de moyens, défendre Phuket et la souveraineté thaïe contre l’invasion de l’ennemi birman, permettant ainsi à l’île de se faire une place dans l’histoire thaïe.
Ensuite, cette histoire véhicule l’idée d’une loyauté indigène envers la souveraineté du Siam dans une province qui comptait déjà au 19e siècle une majorité chinoise. Les Chinois, eux, considèrent les deux héroïnes comme des esprits locaux. Visiter le sanctuaire de Salang dans la partie siamoise de Salang est ainsi une façon d’exprimer leur propre allégeance indigène.
Cependant, il semble que cette histoire des deux héroïnes représente pour les musulmans qui a « révélé » leur identité religieuse, la façon dont leurs héroïnes et leur histoire ont été appropriées.
Dans son article « Perspectives ethnohistoriques sur les relations bouddhistes-musulmans et leur coexistence dans le sud de la Thaïlande : d’un cosmos commun à l’émergence de la haine ? », Alexander Horstmann explique que cette partie de la Thaïlande est particulière dans la mesure où les religions ont été accommodées et intégrées dans l’ordre social et la cosmologie locale. Cela a été possible à travers les institutions locales par les mariages mixtes, les croyances locales en des ancêtres communs, le syncrétisme dans les pratiques de soins et la réciprocité des niches culturelles. Même aujourd’hui, il est encore possible d’observer des mariages interreligieux, des conversions du bouddhisme vers l’islam et vice-versa, ainsi que des rituels venant d’une religion mêlés à des éléments venant de l’autre. Cela jette donc une lumière nouvelle sur le mariage interreligieux des parents de Nang Jun.
Il ne faut pas exclure non plus le fait que si les deux sœurs étaient connues avec leurs noms musulmans, elles avaient alors l’Islam pour religion. Mais tandis que les générations anciennes de Thaïs bouddhistes et de musulmans n’identifiaient pas les héroïnes à une religion à l’exclusion d’une autre, les générations actuelles ont tendance à prendre parti et s’approprier ce passé culturel.
Pour aller dans le sens de cette question d’une identité ambivalente, il faut s’intéresser à une idée communément répandue dans la région et qui m’a été rapportée par l’historien local Pranee Sakulpipatana, « Surau kap wat, non gnat kanai (surau ou wat, où dois-je aller ?) ». Il y a des chances que ceux qui se tournent vers le « wat » (temple) ont adopté l’identité Siam en même temps que le bouddhisme, tandis que ceux qui choisissent le « sureau » se sont tournés vers l’islam et l’identité malaise.
Dr Bradley, qui visita Phuket en 1870, recensa 200 Malais, 300 Siams, 200 Siamo-malais en marge d’une majorité de Chinois. Le terme de « Siamo malais » donne ici sûrement la clé de l’identité thaïe musulmane. [Gerini, 1986 (1905)]
Les histoires locales dans des endroits comme Phuket et le sud de la Thaïlande révèlent souvent l’ambiguïté des identités locales. Tout comme l’identité des deux sœurs, celle des noms de lieux est aussi contestée. Un musulman de Phuket s’est entendu dire par sa grand-mère maternelle : « Les anciens ont toujours appelé les ports Bunga, Bukit et Terang. Maintenant, on les appelle Phang Nga, Phuket et Trang ». Comme le nom ancien de Junk Ceylon, il y a au moins deux explications possibles pour le nom de Phuket. L’explication la plus commune consiste à dire que cela signifie « bukit », le mot malais pour « colline ». En fait, le nom s’est écrit « Bhuket » jusqu’au changement officiel du nom en 1967. Cependant, un ancien document siamois transcrit le nom en « phukej », signifiant « gemme » et cette version est privilégiée par certains pour prouver l’origine siamoise du nom « Phuket ».
Depuis que les noms siamois ont été répertoriés en écriture thaïe et que les noms malais sont écrits en yawi ou en écriture arabe, il sera toujours impossible de prouver l’antériorité de l’un sur l’autre. Les Thaïs prétendent que Phuket n’a jamais été un mot malais, et de l’autre côté, les musulmans éduqués sont enclins à croire qu’on leur a confisqué leurs noms de lieux en même temps que leur histoire et leur langue depuis le précédent avéré de mémoire d’homme de la « Thaïe-isation » de noms de lieux malais.
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